Après avoir rédigé mon article sur le gel lavant pour les mains, et après avoir lu la liste des ingrédients des gels douche et shampoings que nous achetions en toute innocence jusqu’alors au supermarché, j’ai eu un déclic : ça suffit ! Trop de choses inutiles, trop de produits chimiques, trop de dérivés pétroliers, trop de parfums de synthèse, trop de perturbateurs endocriniens, trop d’emballage et trop de marketing. Et je ne me suis pas encore penché sur le cas des déodorants, mais j’ai peur d’avance de ce que je vais découvrir…
J’ai voulu opter pour une solution écologique, économique, simple et pratique pour me laver. En fait, j’ai été mis sur la piste en même temps que j’écrivais l’article sur le gel lavant : le bon vieux savon de Marseille serait, d’après les avis de nombreux utilisateurs, l’une des meilleures solutions. Connu et reconnu depuis des siècles, le savon de Marseille fait appel, selon la recette traditionnelle, à deux ingrédients : de l’huile d’olive et de la soude. De l’eau salée est utilisée pour laver les savons, mais elle n’est pas ajoutée comme ingrédient en tant que tel. A l’issue de sa fabrication, un vrai savon de Marseille contient ainsi de l’huile saponifiée (au moins 72 %, mais c’est souvent plus après séchage) et de l’eau sous forme d’humidité résiduelle (maximum 28 %, moins après séchage), ainsi que de légères traces de sel (chlorure de sodium) et de soude (hydroxyde de sodium). Et c’est tout.
Les avantages du savon de Marseille
Sur le papier, le savon de Marseille présente beaucoup de qualités :
- C’est économique : un savon de 300 g permet de se laver pendant plusieurs mois, pour un coût de quelques euros à peine. Un argument renforcé par le fait que le savon de Marseille se conserve très bien !
- C’est écologique : biodégradable et non polluant, ce savon n’est constitué que d’ingrédients naturels. Pas de colorants, de conservateurs, de parfums, de composés issus de l’industrie chimique, et un emballage réduit au strict minimum – contrairement au gel douche qui utilise beaucoup trop de plastique.
- C’est efficace et pratique: on arrose la peau, on frictionne avec le savon, on rince, et on est propre. L’odeur – voire l’absence d’odeur- est évidemment déconcertante quand on a pris l’habitude des gels douche bien trop chargés en fragrances de synthèse. L’odeur de votre peau une fois sèche est assez neutre, et ce n’est au final pas plus désagréable que le parfum chimique de la majorité des gels douche – même si certaines marques vendent heureusement des gels douche sans parfum (Sanex, par exemple, qui propose des produits avec un nombre d’ingrédients réduit à un niveau raisonnable). Par ailleurs, vous pouvez prendre l’avion avec votre savon de Marseille, et vous pouvez même faire votre propre lessive grâce à lui – mais ce sera sûrement l’objet d’un autre article…
Les inconvénients du savon de Marseille
En dehors de l’odeur assez neutre, qui sera pour certains un inconvénient, le vrai savon de Marseille n’a pas beaucoup de défauts. Il mousse peu – là encore, les gels douche et gels lavants nous ont donné de très mauvaises habitudes – et laisse la peau assez sèche après la douche. Ce qui, si vous avez une peau sensible ou naturellement sèche, peut se régler avec un lait ou une crème hydratante (attention à la formulation quand même !). Le seul vrai gros problème du savon de Marseille, c’est en fait qu’il n’existe (presque) plus, et qu’il est très difficile, pour ne pas dire impossible, de trouver un produit qui respecte à la fois la méthode de fabrication traditionnelle et la liste originelle des ingrédients !
Où trouver du vrai savon de Marseille ?
[NOUVEAU : découvrez mon guide du savon de Marseille en cliquant ici. Vous ne trouverez pas plus complet et précis sur internet ! ]
Comme l’appellation n’est pas protégée, tout le monde peut faire du savon de Marseille, même à l’autre bout du monde, et en utilisant des milliers d’ingrédients divers. Oubliez le « savon de Marseille » vendu en grandes surfaces, c’est de la cochonnerie – pour rester poli. Même chose pour les savons sur les marchés, sauf s’ils proviennent d’artisans parfaitement transparents sur la formulation et les méthodes de saponification employées. Mais plus je passe sur les marchés, plus je me dis que les vendeurs y sont encore moins honnêtes que dans la grande distribution – sans vouloir généraliser, puisque marchés sont aussi le lieu idéal pour dénicher des petits producteurs et des artisans pleins de talent.
La plupart du temps, le faux « savon de Marseille » est fait à partir d’huile de palme (il est alors beige) ou, pire, de graisse animale. Autant se savonner la couenne avec un morceau de lard…
Au cours de mes recherches, j’ai découvert que quatre grandes savonneries produisent encore du véritable savon de Marseille dans la ville éponyme, quatre entreprises regroupées sous le label Savon de Marseille, origine garantie. Un label qui reste commercial et qui n’a hélas pas la valeur, pour faire un parallèle avec le secteur de l’alimentation, d’une IGP ou d’une AOC. Il prévoit le respect du procédé de fabrication traditionnel mais il ne fixe hélas aucune liste précise d’ingrédients à respecter…
Habitant en proche banlieue parisienne, je n’avais pas l’intention de traverser la France pour acheter deux ou trois savons, il me fallait donc pouvoir commander en ligne. J’ai donc mis de côté les savonneries qui ne disposent pas d’une boutique en ligne. Bye bye la Savonnerie du midi, qui possède bien une e-boutique mais qui n’était pas accessible quand j’ai voulu commander. Dommage, car l’une de ses marques, Maitre Savon, produit un savon à l’huile d’olive et garanti sans huile de palme (vous allez bientôt comprendre pourquoi je fais cette mention…). Mais le site reste assez vague sur la composition précise de ce savon (d’autres huiles sont-elles utilisées ?). Dommage pour une marque qui vante un label censé défendre la tradition et la transparence.
Exit également la Savonnerie Le Sérail, qui ne propose pas de boutique en ligne. De toutes façon, la pléthore de parfums disponibles laisse entendre que cette fabrique a cédé aux sirènes de la cosmétique façon grande surface au détriment de la recette traditionnelle – un vrai savon de Marseille n’est pas parfumé ! De gros doutes planent d’ailleurs sur l’honnêteté des produits de cette Savonnerie qui claironne sur sa page d’accueil « Savon de Marseille – 72 % d’huile d’olive » :
… pour finalement préciser, sur la page dédiée à la fabrication de ses savons, à propos de ses deux savons disponibles que « Le premier est composé d’huiles végétales (noix de coco, palme). Les mêmes huiles entrent dans la composition du second, mais en quantité réduite pour laisser la place à 50% d’huile d’olive. » Aucun savon commercialisé sous cette marque ne contient donc 72% d’huile d’olive, mais après tout ce n’est pas grave, puisque la grande majorité des clients auront bien imprimé la page d’accueil et se diront qu’ils ont affaire à de gros mythos malhonnêtes d’honnêtes commerçants soucieux de respecter la tradition…
Arrive ensuite la savonnerie Marius Fabre. Joli site internet, présence d’une boutique en ligne, nom à la sonorité évocatrice : bingo ? En fait, non, pas bingo : le « savon de Marseille à l’huile d’olive » contient également de l’huile de coprah. Mais la marque a au moins l’honnêteté de le mentionner clairement sur sa page web… à condition de se rendre dans le discret onglet « composition », car sur la page de présentation de son savon de Marseille, vous serez accueilli par un vague et pudique « huiles végétales » :
Bref, comme je veux du savon sans autre huile que celle faite avec des olives, je passe mon chemin et me dirige, plein d’innocence et d’enthousiasme, vers la savonnerie Fer à Cheval. Et là, miracle : comme en atteste la capture d’écran ci-dessous, la Savonnerie garantit le respect de la recette originale.
Son savon ne contient que de l’huile d’olive, de la soude, de l’eau et du sel. Je commande trois savons, et un savon liquide. Le suivi du colis est parfait, mais je commence à déchanter à la réception : le paquet est trop petit, bâclé, deux des savons et leurs emballages sont abîmés à certains coins. J’ai payé près de 40 €, dont près d’un quart de cette somme pour les frais d’envoi : ce mangue de rigueur est difficile à accepter. Mais le pire reste à venir : dès la réception des savons, je vérifie la liste des ingrédients sur chaque emballage. Huile d’olive, mais aussi huile de palme et huile de coprah. Comme en atteste la photo ci-dessous :
Consterné, j’envoie aussitôt un email à l’adresse contact@ncdsm.com. NCDSM ? C’est l’acronyme de « Nouvelle société des détergents et du savon de Marseille« , la société qui possède la savonnerie Fer à Cheval. La NCDSM appartient depuis 2013 à Cortez Capital, une société dirigée par des Belges et située à Hong-Kong. Il n’empêche, la savonnerie est toujours bel et bien située à Marseille, et son procédé de fabrication semble respecter la tradition. Ce qui ne m’empêche pas, donc, d’envoyer un mail précisant qu’il y a tromperie volontaire sur la marchandise, en rappelant les articles L-121-1 à L121-7 du code de la consommation. Je réclame donc réparation du préjudice, et indique que je vais alerter la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes sur les procédés de cette entreprise, procédés qui ont déjà du porter préjudice à un nombre bien trop élevé de consommateurs.
Quelques jours plus tard, je reçois un email de Raphaël Seghin, président de la NCDSM, suivi d’un courrier (au contenu et à la signature identiques) dans ma boîte aux lettres peu après. Il est accompagné d’un CD promotionnel sur la Savonnerie Fer à Cheval et le savon de Marseille, et d’un chèque de remboursement de ma commande. Voici le contenu intégral de la lettre en question :
J’apprécie évidemment le fait que le dirigeant de l’entreprise prenne le temps et la peine de me répondre, et de m’expliquer en détail son point de vue – que je respecte, même si je ne le partage pas intégralement. J’apprécie tout autant qu’il me rembourse des produits qui ne correspondent pas à ce que j’ai commandé. En outre, dans les jours qui ont suivi, le descriptif des savons de Marseille vendus en ligne sur le site de la savonnerie Fer à Cheval a bien été modifié. Hélas pas avec la précision qui serait requise. « Huile d’olive » a été remplacé par « Huiles végétales », c’est déjà plus correct, mais l’idéal serait de préciser clairement que de l’huile de coprah et de l’huile de palme complètent l’huile d’olive…
J’ai presque tendance à croire Raphaël Seghin quand il explique que ce n’est pas pour une raison de coût que l’huile de palme et de coprah complètent la recette : n’allez pas imaginer que l’huile d’olive utilisée est issue de la première pression à froid – cette dernière, beaucoup plus onéreuse, est réservée à un usage alimentaire. Pour le savon, l’huile est celle obtenue en deuxième pression à partir des grignons d’olive, c’est à dire la peau, les résidus de la pulpe et les noyaux. Ce qu’il reste après la première pression, en somme. Par ailleurs, je n’ai pas (encore) réussi à obtenir cette information, mais je doute que même les meilleures savonneries utilisent une huile d’olive de Provence. Je penche plutôt pour des huiles importées d’Afrique du Nord ou d’Europe de L’Est. Ces huiles ont donc probablement traversé plusieurs frontières avant d’arriver à Marseille. Le transport de toutes ces huiles dégrade évidemment le bilan environnemental de ce savon de Marseille et comme je l’avais évoqué dans mon article sur le Nutella, l’impact social et écologique de la production d’huile de palme est catastrophique. Et l’huile de palme reste l’une des moins chères, raison pour laquelle elle est à ce point surexploitée par les industries de l’alimentaire et des cosmétiques. Je pense que, même issue des grignons, l’huile d’olive reste plus chère…
Enfin, huile d’olive et huile de Coprah ne sont pas utilisées comme il le prétend « depuis plusieurs centaines d’années ». L’édit de Colbert (puisqu’il est fait allusion à Colbert) exigeait pour le savon de Marseille, dès 1688, l’utilisation exclusive d’huile d’olive. Le texte, cité par l’article de Wikipédia consacré au Savon de Marseille, précisait ainsi « On ne pourra se servir dans la Fabrique de Savon, avec la barrille, soude ou cendre, d’aucune graisse, beurre ni autres matières ; mais seulement des huiles d’olives pures, et sans mélange de graisse, sous peine de confiscation des marchandises. » L’argument historique n’est donc pas valable, et ne peut en tout cas servir d’excuse, même si les premiers essais d’incorporation d’huile de palme au savon de Marseille remonteraient dans les faits au dix-neuvième siècle… Ce qui n’est pas le cas : les documents historiques que j’ai pu consulter mentionnent bien que de l’huile de palme et de coprah transitait déjà abondamment au XIXème siècle par le port de Marseille, mais aussi que ces huiles étaient utilisées pour d’autres produits et savon que le savon de Marseille traditionnel, qui a commencé à être perverti, faute de label pour le protéger, à la fin du XXème siècle.
L’huile de coprah, utilisée entre autres par Marius Fabre, permet certes de produire plus de mousse, pour correspondre aux habitudes cosmétiques contemporaines, mais elle n’est absolument pas indispensable. L’huile de palme encore moins – elle est surtout pratique pour obtenir plus rapidement un savon plus dur. D’ailleurs, le savon d’Alep traditionnel se passe aussi bien de l’une que de l’autre ! Et si les quatre grandes savonneries de Marseille créatrice du label ne sont même plus capables de se conformer à la recette traditionnelle, c’est bien triste.
Il doit encore exister de petits producteurs artisanaux qui respectent la recette « historique » : rien que de l’huile d’olive et de la soude. Et tant pis pour la mousse. Si vous avez de bonnes adresses, ou un lien vers une boutique en ligne, n’hésitez pas à le mentionner en commentaire ! Et si vous avez été victimes de commerçants peu scrupuleux, faites-le savoir aussi ! J’ai bien trouvé quelques savons avec 72 % d’huile d’olive sur internet (par exemple ici, à la « Savonnerie Marseillaise » ou encore ici, à la Maison du savon de Marseille Mise à jour en 2016 : le savon de la Savonnerie Marseillaise contient de l’huile de coprah en plus de l’huile d’olive, et la marque ne fabrique pas elle-même son savon. Quant au savon de la Maison du savon de Marseille la présentation est mensongère puisque ce savon ne contient pas uniquement de l’huile d’olive mais « des huiles végétales ». A oublier, donc, d’autant que la marque ne fabrique pas son savon, elle en confie la réalisation à la Savonnerie Fer à cheval), mais pour l’instant je n’ai plus suffisamment confiance dans les descriptifs des savons de Marseille vendus en ligne…
En guise de conclusion sur le savon de Marseille :
[NOUVEAU : découvrez mon guide du savon de Marseille en cliquant ici. Vous ne trouverez pas plus complet et précis sur internet ! ]
Voici un petit rappel de base : le vrai savon de Marseille est cubique (puisque découpé, parfois assez grossièrement, dans un pain de plusieurs kilos), et il est vert, du fait de sa teneur élevée en huile d’olive. Il ne contient ni colorant, ni parfum, ni additif, et surtout pas de graisse animale. Et, évidemment, il doit être fabriqué en Provence – même si, vous vous en doutez, les ingrédients utilisés viennent de beaucoup plus loin…
Sous peine de voir disparaître définitivement le savon de Marseille – c’est déjà quasiment le cas – il serait urgent de mettre en place une appellation ou un label (défini par une loi, et non par des entreprises plus préoccupées par le profit que par le respect de la tradition) afin de réhabiliter et de sauver le véritable savon de Marseille. Sa forme, ses ingrédients, (et leur provenance !) sa méthode de fabrication, tout ceci mérite que la France et ses élus se penchent sérieusement sur le sujet.
En attendant, n’oubliez pas de jeter un oeil à la liste des ingrédients des cosmétiques que vous achetez, du simple savon aux produits plus élaborés : certains sont beaucoup moins inoffensifs que d’autres…